À l’heure où plus personne ne conteste l’économie de marché, quatre grands spécialistes réunis par « L’Express » confrontent leurs inquiétudes et leurs propositions.
Se souvient-on de cette époque lointaine où les ennemis du capitalisme prédisaient avec confiance sa disparition inéluctable ? Après l’effondrement politique, économique et moral du système socialiste, plus personne, à gauche, ne s’engage désormais à sortir de l’économie de marché – même Attac ne propose que de la « contrôler ».
Aujourd’hui, ce sont paradoxalement les défenseurs du capitalisme et ses meilleurs connaisseurs qui se révèlent les plus critiques sur son évolution, au point de s’inquiéter très sérieusement pour son avenir.
L’on se rappelle le cri d’alarme – « le capitalisme perd la tête » – lancé il y a quelques années par Joseph Stiglitz, ex-conseiller de Bill Clinton et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, ainsi que la dénonciation de la « chienlit laisser-fairiste » du Prix Nobel d’économie Maurice Allais. En quelques mois, quatre spécialistes français alimentent cette inquiétude dans des ouvrages aux titres très explicites :
- Jean-Luc Gréau, ancien expert du Medef (« L’Avenir du capitalisme », Gallimard),
- Patrick Artus, directeur des études économiques à la Caisse des dépôts et professeur à Polytechnique (« Le capitalisme est en train de s’autodétruire », La Découverte),
- Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit lyonnais (« Le Capitalisme total », Seuil),
- Elie Cohen (« Le Nouvel Âge du capitalisme », Fayard).
« L’Express » a réuni ces quatre grands experts pour constater leur accord sur le diagnostic – le capitalisme file vraiment un mauvais coton – et leurs divergences, guère rassurantes, sur les solutions possibles.
Le capitalisme va donc si mal, au point de s’autodétruire ?
Patrick Artus : Si l’on est d’accord pour dire que l’efficacité d’un système économique est sa capacité d’allouer les ressources rares aux bons endroits et aux bons moments, l’évolution actuelle du capitalisme est inquiétante. La conjonction d’une exigence de rentabilité élevée de l’épargne et de la gestion de celle-ci par des professionnels en concurrence amène à privilégier les projets de court terme au détriment des projets de développement et de recherche. Si l’épargnant veut 20 % de rentabilité du capital, on va finir par arrêter les projets nécessaires à la croissance de long terme.
Jean Peyrelevade : Je suis d’accord sur les symptômes à condition de préciser qu’il s’agit non d’un accident, mais d’une évolution majeure dans la structure du capitalisme mondial. D’abord, dans la lutte entre le capital et le salariat, le capital a gagné et impose ses normes à des salariés faibles, mal défendus par des syndicats sans réel pouvoir. S’ajoute à cela une dissociation dans la sphère même du capital. Longtemps, le capitaliste était à la fois entrepreneur et propriétaire : c’est le désir d’entreprendre qui était à l’origine de l’accumulation et de l’exploitation décrites par Marx. Aujourd’hui, les propriétaires-actionnaires sont animés par un désir d’enrichissement dissocié de l’esprit d’entreprise. Le capitaliste actuel est anonyme. Les détenteurs du capital, distincts des chefs d’entreprise, sont les 300 millions d’actionnaires qu’il y a sur la planète. Depuis 1947, la part des dividendes dans le revenu national, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France, a quadruplé : la rémunération des actions augmente à peu près deux fois plus vite que le taux de croissance. Enfin, l’instrument même de l’investissement à long terme – l’action – est devenu le support très liquide de spéculations à très court terme de la sphère financière.
Jean-Luc Gréau : Un fossé s’est creusé entre les dirigeants d’entreprise et les actionnaires. Alors que les salariés voient encore dans l’entreprise leur « outil de production », les actionnaires la considèrent comme leur « outil de rendement ». D’où le phénomène nouveau des rachats d’actions, qui s’explique à la fois par la crainte des OPA et par le souci d’augmenter la valeur des actions.
En 2004, ces rachats sur le marché de New York ont atteint 269 milliards de dollars, soit plus de 2 % du PIB américain. Il s’agit là d’un subventionnement contre nature des fonds de placement par les entreprises. Ainsi, les compagnies pétrolières ont réalisé, l’année dernière, des rachats d’actions pour des montants équivalant à l’ensemble de leurs dépenses d’exploration. Une partie de l’actuelle pénurie d’hydrocarbures provient de ce que ces entreprises, pressées par leurs actionnaires, n’ont pas fait l’usage le plus efficace de leurs moyens.
Elie Cohen : Comment un système capitaliste qui vit une crise majeure tous les dix-huit mois non seulement rebondit-il chaque fois, mais autorise-t-il une accélération constante de la croissance mondiale ? Telle est la question que j’ai voulu traiter.
Trois éléments permettent d’expliquer la résilience du système. La qualité des politiques macroéconomiques, qui évitent l’approfondissement des crises. Le développement d’une industrie financière puissante, qui agit comme courroie de transmission des politiques et comme machine à redistribuer les risques. Et, enfin, la financiarisation des stratégies industrielles, qui pousse à l’amélioration constante des performances. La finance de marché représente donc à la fois un réducteur du risque et un amplificateur à travers la spéculation. Le résultat, toutefois, c’est que depuis dix ans les grandes crises ont été absorbées sans dommage pour l’économie, même si les déséquilibres persistent et s’aggravent.
Ce chef d’entreprise que vous présentez comme la grande victime de l’actionnaire anonyme, avide de rentabilité, a fini par accepter sa défaite moyennant partage des dividendes…
Jean Peyrelevade : Ce n’est pas une défaite, mais un changement de position. Avant, le manager était un salarié très bien payé (jusqu’à 40 fois le salaire le plus bas), chargé de la pérennité de l’entreprise et de la gestion de l’équilibre entre le capital et le travail. Aujourd’hui, avec un rapport de 1 à 400, il n’est plus payé du tout comme un salarié. Une nouvelle catégorie sociale a ainsi été fabriquée, rémunérée avec des stock-options, c’est-à-dire encore mieux que les actionnaires, puisque exonérée du risque de moins-value !
Le manager n’est plus que le servant zélé de l’actionnaire sur lequel ses intérêts sont alignés.
Elie Cohen : Mais c’est parce que trop d’entreprises américaines, dans les années 1970, devenaient sous-performantes qu’elles furent dépecées par les raiders! Beaucoup de patrons se sont simplement dit qu’ils pouvaient faire eux-mêmes le travail de restructuration et de recentrage. Telle est la source de l’alignement de l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires au travers des stock-options. Le problème est qu’ils se sont mis à n’écouter que leur propre intérêt en créant un gonflement artificiel de la valeur de leurs actions. Aujourd’hui, d’autres techniques d’alignement des intérêts sont recherchées.
Patrick Artus : En tout cas, si vous signalez aux intermédiaires financiers américains qu’ils font des choses absolument stupides en ne considérant que la valeur instantanée des actifs au détriment du long terme, ils ne comprennent même pas ce que vous leur dites ! La finance américaine rejette totalement ce genre de message.
Elie Cohen : Rappelons que c’est le développement des outils de retraite, rendu nécessaire par le vieillissement de la population, qui a permis l’émergence de cette formidable industrie financière et des fameux fonds de pension. Et l’absence de tels fonds en France a conduit à ce que les deux tiers des actions issues des privatisations massives de ces vingt dernières années soient cédées à des fonds de pension étrangers ! Drôle de schizophrénie que celle de nos gouvernements de gauche et de droite, qui ont démantelé les institutions d’un capitalisme autochtone pour favoriser un capitalisme de marché financier aux mains d’investisseurs anglo-saxons ! Et ce sont les mêmes qui parlent de patriotisme économique !
Patrick Artus : Le paradoxe incroyable est que malgré l’objectif initial, à savoir canaliser l’épargne vers des placements à rentabilité maximale afin d’assurer les retraites futures, on aboutit souvent à des investissements à rentabilité à peu près nulle. L’argent des retraités de demain va de fait dans les actifs les moins efficaces pour préparer l’avenir, l’immobilier et les déficits publics, et de moins en moins dans le financement des entreprises. Même les fonds d’investissement (private equity), dont 90 % de l’argent était consacré à la création d’entreprise avec des durées de détention pouvant s’étendre sur des dizaines d’années, ont tourné casaque : l’année dernière, 85 % de leurs fonds sont allés vers des LBO, autrement dit des rachats avec des durées de détention extrêmement courtes.
Jean Peyrelevade : Oui, c’est la contradiction même du marché financier actuel : on finance des retraites avec des actionnaires qui détiennent leurs actions pendant une durée moyenne de sept mois !
Le grand public a été frappé par les scandales récents tels que les affaires Enron ou WoridCom, mettant en scène des patrons fraudeurs et truqueurs de bilans. Ne constituent-ils pas un démenti de l’utilitarisme libéral qui pose que l’intérêt cynique des acteurs économiques fait le bien de tous ?
Jean Peyrelevade : Comme tout système, le capitalisme a ses escrocs, d’ailleurs beaucoup plus rares qu’on ne le dit. La régulation est là pour assurer que le lien entre le capital, qui commande, et le chef d’entreprise, qui obéit, soit un lien pur, dans lequel il ne puisse pas y avoir de tromperie.
Jean-Luc Gréau : Je préfère parler de tentation plutôt que d’escroquerie. Lorsque vous êtes dirigeant et que vous possédez de gros paquets d’actions de votre entreprise, vous ne pouvez qu’être tenté d’embellir ses comptes. Nous retrouvons là la pression financière qui peut encourager la dissimulation. Le souci du législateur est justement de rendre transparente la relation du capital et de l’entreprise, parce que l’entreprise a été dépouillée de l’autorité morale au profit du capital.
Elie Cohen : Dans les affaires Enron et WorldCom, s’est opéré un savant glissement de l’innovation financière à la délinquance financière. Toutefois, s’il y a eu défaillance de la SEC, le gendarme de la Bourse aux Etats-Unis, les contre-pouvoirs se sont montrés efficaces : au cours des trois dernières années, tout Wall Street a été traîné chez un petit attorney de New York et a dû rendre des comptes.
Jean Peyrelevade : Parce que ceux qui étaient concernés étaient malhonnêtes, qu’ils ne respectaient pas les règles d’un enrichissement honnête.
Elie Cohen : Et non, comme vous le dites, parce que les gestionnaires de fonds imposent finalement leur morale ! Dans un système qui accumule les défaillances, on a été capable, au cœur de l’été 2002, de produire une loi, d’arrêter des patrons délinquants et de poursuivre des analystes et des banquiers dissimulateurs. Il y a donc bien une série de contre-pouvoirs qui fonctionnent !
Jean Peyrelevade : Mais cette régulation n’est faite que pour que la machine fonctionne parfaitement, à l’intérieur de son propre système de valeurs. Or tous les hommes politiques, en particulier en France, croient, lorsque l’on parle de régulation des marchés financiers, qu’il s ‘agit de se doter d’instruments faisant prévaloir l’intérêt général au sens large sur celui des actionnaires.
Alors que la plupart des hommes politiques n’ont plus qu’un mot à la bouche – « adaptation » – vous estimez tous, au contraire, qu’il faut réagir vite et changer quelques règles suicidaires.
Patrick Artus : Toutes les nouvelles règles comptables conduisent, de façon aberrante, à ne juger les comptes que sur le court terme. Je crois pour ma part que l’on pourrait avoir un autre cadre réglementaire et comptable qui change de rythme. On comprend aisément que les Sicav aient besoin d’être évaluées au jour le jour, mais cela n’est pas indispensable pour une société industrielle. Pourquoi publier les résultats trimestriels d’une firme pharmaceutique ? Certaines entreprises, d’ailleurs, s’y refusent, comme Porsche, et, que je sache, ne s’en portent pas plus mal.
Jean Peyrelevade : C’est une première piste. On pourrait également favoriser, par des dispositions réglementaires et éventuellement fiscales, un allongement de la durée de détention des actions pour l’harmoniser avec l’horizon de développement des entreprises. Mais, pour cela, il faudrait que les hommes politiques soient conscients des enjeux et prêts à se confronter avec l’industrie financière, dont la capacité de lobbying est considérable. Il faut ensuite supprimer les stock-options et les distributions d’actions gratuites pour déconnecter la rémunération des patrons et des cadres supérieurs de tout élément boursier. Quitte à les intéresser au résultat de l’entreprise, car il s’agit alors d’une référence au réel et non à son reflet boursier.
Jean-Luc Gréau : Cela suffira-t-il à changer l’esprit dans lequel fonctionne le système ? Je n’en suis pas sûr, car je pense que les mœurs économiques et financières du monde anglo-saxon ont gagné la partie. Je suggère d’aller plus loin en créant, au niveau européen, des fonds de placement destinés à la détention durable du capital des entreprises par un mécanisme contractuel entre ces fonds et les entreprises. Je suis frappé par le fait que, dans le monde de l’entreprise, la notion de contrat est partout : avec les fournisseurs, les clients, les banquiers, les salariés, mais elle n’existe pas avec les grands actionnaires.
Elie Cohen : Il est vrai que l’on importe avec retard, et souvent approximativement, les principaux outils forgés aux Etats-Unis. Cela favorise, de fait, l’émergence d’un capitalisme global, et c’est désormais à l’intérieur de celui-ci qu’il faut penser, parce que les modèles nationaux sont morts. Il pourrait, certes, y avoir une adaptation européenne de ce capitalisme, mais on n’a malheureusement pas saisi l’occasion des crises majeures récentes pour le faire…
Jean-Luc Gréau : Parce que l’intelligence européenne est au point mort et parce qu’elle refuse d’imaginer quelque chose d’autre que ce qui vient de Londres et de New York.
Jean Peyrelevade : Je vous rejoins dans le pessimisme, mais je suis plus radical dans l’explication : une fois de plus, c’est la puissance dominante qui impose son modèle. Et il ne faut pas oublier que la moitié des 300 millions d’actionnaires de la planète (5 % de la population du globe) sont américains. Le capital mondial est détenu à 50 % par les Américains et la sphère financière n’a jamais rien fait d’autre que propager le modèle américain.
Patrick Artus : Le problème est qu’il n’est pas évident que ce modèle fonctionne encore dans l’intérêt des Etats-Unis… Pour résumer, la question est de savoir s’il nous reste une marge de liberté en Europe pour adopter sur certains points une logique différente de celle du monde anglo-saxon ou s’il faut attendre que la transformation vienne du monde anglo-saxon lui-même quand celui-ci réalisera qu’il vaut mieux changer…
Propos recueillis par Sabine Delanglade et Eric Conan
« L’Express », 20/10/2005
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