Keny Arkana Un Autre Monde Possible

Documentaire inédit : « Un Autre Monde est Possible » / Keny Arkana
(60 minutes)

À regarder, jusqu’au bout…

Comment le capitalisme est devenu fou

Il accroît les inégalités, accélère les délocalisations, saccage la planète… Le capitalisme financier est incapable en prendre en compte l’intérêt général, accuse Jean Peyrelevade. L’ancien patron du Crédit lyonnais livre dans son dernier ouvrage des pistes pour réformer un système hors contrôle.Le Nouvel Observateur. – Vous décrivez un système où la finance a pris le pouvoir sur l’économie réelle. Comment en est-on arrivé là ?

Jean Peyrelevade. -Au XIXe siècle, le capitalisme était incarné par une classe de grands entrepreneurs propriétaires : Rockefeller pour le pétrole, Ford pour l’automobile. Ou, en France, les « maîtres de forges » Wendel ou Schneider. En face, on avait la masse des prolétaires qui se révoltait contre son exploitation. Mais deux phénomènes ont rendu obsolète cette lecture marxiste du système. Premièrement, à travers l’essor des Bourses et le besoin de financer sa retraite, la classe des propriétaires d’actions s’est considérablement étendue pour inclure 50 % des ménages aux Etats-Unis et 25 % en France. Même avec un revenu modeste, toute personne qui a une petite épargne est aujourd’hui un capitaliste. Deuxièmement, les fonctions de propriétaire et de manager d’entreprise se sont dissociées : le patron d’une société cotée est à présent un simple salarié.

N. 0. – Pour vous, la lutte des classes, c’est fini !

J. Peyrelevade. – Oui, parce la classe ouvrière a disparu, avec le développement des services et la montée de l’individualisme. Et que le patron, lui, n’incarne plus le grand capital. Il est fort bien rémunéré, mais il n’a plus le pouvoir : il n’est qu’un instrument du système. Les nouvelles tensions du capitalisme sont à l’intérieur de chacun d’entre nous : en tant qu’actionnaire et futur retraité, on cherche à maximiser le rendement de notre épargne. En tant que consommateur, on plébiscite les produits et services discount fabriqués à coups de délocalisations. Enfin, en tant que salarié, on veut que notre employeur reste en France et même qu’il augmente nos salaires ! On est tous bourreaux et victimes. Et c’est aussi pour cela que le système est très difficile à réformer.

N. 0. – Mais qui a vraiment le pouvoir dans ce capitalisme-là ?

J. Peyrelevade. – Le système a la forme d’une pyramide. À la base, les quelque 300 millions d’individus qui possèdent les actions : 5 % de la population mondiale, très concentrés dans les pays développés. Ils sont les propriétaires des entreprises, mais parler de « capitalisme populaire » – comme l’a fait autrefois Edouard Balladur – relève du mythe ! Car les actionnaires cadres, employés, ouvriers, retraités ont délégué leur pouvoir au deuxième étage de la pyramide : une dizaine de milliers de gestionnaires de fortune, de compagnies d’assurances, de fonds de pension… Ces professionnels gèrent plus de la moitié des actions de toutes les Bourses du monde : quelque 10 000 milliards de dollars ! Et ce sont eux qui, par délégation, ont vraiment le pouvoir. Ce sont ces « fonctionnaires du capitalisme » qui fixent les normes et les règles de gouvernance qui s’appliquent aux entreprises, à commencer par l’exigence d’un retour sur investissement d’au moins 15 %… Enfin, au sommet de la pyramide, plus identifiables, il y a les managers des quelques milliers d’entreprises cotées. Mais ils doivent obéir aux fonds. Ceux qui n’appliquent pas avec assez de zèle la norme capitaliste sont écartés, ce qui vient d’arriver à Jean-Marc Espalioux chez Accor. Ou bien leur entreprise est boudée par le marché, son cours baisse et elle est alors absorbée par un autre groupe, dont l’action se tient mieux. Car l’une des logiques du système est d’encourager la surconcentration.

N. 0. – Vous dites à la fois que le capitalisme total est une formidable machine à créer de la croissance, mais qu’il va dans le mur…

J. Peyrelevade. – Je ne connais pas d’autre modèle économique capable de fabriquer une telle croissance. N’oublions pas que cette mondialisation capitaliste, si décriée en France, permet aux pays qui en ont le plus besoin de se développer. Depuis vingt ans, les quelque 3 milliards d’habitants des 25 pays en développement les plus avancés (Chine, Inde, Corée du Sud, Mexique… ) ont vu leur revenu par tête croître deux fois plus vite que celui des pays développés. Je suis donc en divorce total avec la critique antilibérale formulée par les altermondialistes et l’aile archaïque du Parti socialiste. Il ne s’agit pas de casser la machine, mais d’éviter son emballement sans contrôle ni contre-pouvoir.

N. 0. – Et quels sont les dangers du système ?

J. Peyrelevade. – Ce capitalisme financier a pour unique objectif la création de richesse pour l’actionnaire. Incapable de prendre en compte l’intérêt général, il crée une économie de rente au détriment de la production. Les marchés boursiers ne peuvent pas continuer à progresser de 10 % par an, alors que l’économie réelle croit de 3 % ! Le capitalisme total crée d’inacceptables inégalités et bafoue le développement durable, respectueux de l’environnement et de l’humain… En effet, les normes de rentabilité incitent les sociétés à brider les salaires et à accélérer les délocalisations pour produire toujours moins cher. D’où la multiplication des drames sociaux dans nos pays développés. Enfin, le système n’est ni économiquement ni écologiquement tenable sur la durée. Si la Chine et l’Inde alignaient leur consommation énergétique sur celle des Etats-Unis, les ressources de la planète n’y suffiraient pas !

N. 0. – Que peut-on faire pour limiter la puissance de ce capitalisme financier ?

J. Peyrelevade. -Aux Etats-Unis, la politique est au service de l’actionnariat. Est-ce notre objectif ? Non. Le pouvoir politique doit donc agir et réguler celui de l’actionnaire. On peut d’abord encourager une détention plus longue des titres. Actuellement les actionnaires sont de véritables passagers clandestins, qui embarquent pour seulement quelques mois dans le capital des sociétés, puis revendent leurs actions. On peut imaginer une incitation fiscale ou offrir des dividendes supérieurs à ceux qui conservent leurs titres. Seconde piste essentielle, il faut redonner aux chefs d’entreprise une certaine marge de manœuvre par rapport aux diktats des marchés financiers. Il faut dissocier leur rémunération des mouvements de la Bourse : je propose de supprimer les stock-options. Enfin, il faut arrêter de favoriser systématiquement les fusions et acquisitions… En Bourse, le lion mange toujours la gazelle, alors que celle-ci peut avoir un modèle de développement plus conforme à l’intérêt général.

N. 0. Vous voulez interdire les OPA ?

J. Peyrelevade. -Absolument pas ! Mais le capitalisme considère que l’espace mondial doit obéir à des règles et des normes juridiques ou financières identiques à Paris, à Londres ou à New York. Or, entre des territoires nationaux avec des politiques, des peuples, des langues et des mentalités différents, le jeu n’est pas égal. L’économie américaine est cinq fois plus grosse que celle de la France. Dans de nombreux secteurs, à talent égal, leurs entreprises sont donc cinq fois plus grosses et pourraient en théorie avaler n’importe quel concurrent européen.

N. 0. -Vous vous attaquez au dogme de la liberté de mouvement des capitaux…

J. Peyrelevade. – Il ne faut pas tout confondre. Il y a trois volets dans le libéralisme. D’abord la liberté de circulation des marchandises et des services. J’y suis favorable. Puis il y a la liberté des mouvements de capitaux, plus problématique, car la brutalité des flux participe aux déséquilibres financiers… Enfin il y a la liberté des mouvements de propriété des entreprises. Là, l’intérêt général est directement en cause. La nationalité d’une entreprise, cela a encore de l’importance.

N. 0. -Alors que faire ?

J. Peyrelevade. – On peut imaginer, comme pour la concurrence, une autorité indépendante habilitée à poser des conditions. Par exemple, si Pepsi veut acheter Danone, elle s’assurerait que les deux groupes se trouvent dans des situations symétriques. Ce qui n’est justement pas le cas : Pepsi, à ma connaissance, est protégé des OPA hostiles par des dispositifs juridiques du type « pilule empoisonnée ». Cette autorité dirait oui dans 95 % des cas, mais aurait aussi les moyens de dire non. C’est quand même extraordinaire qu’on puisse interdire une fusion au nom de la concurrence, mais pas au nom de la politique industrielle ou de l’intérêt général d’une nation… Il faut soumettre le capitalisme aux valeurs de la démocratie !

Propos recueillis par Dominique Nora, Thierry Philippon et Jean-Gabriel Fredet, 29 septembre-5 octobre 2005.

À lire : « Le Capitalisme total » par Jean Peyrelevade, Éditions du Seuil, 96 p., 10,50€.

Inégalités croissantes
8,3 millions de ménages possèdent 30 % du patrimoine marchand de la planète (77 000 ménages, 15 %), alors que 2,8 milliards de personnes vivent avec moins de deux dollars par jour.

Des fonds surpuissants
Fonds de pension et fonds mutuels détenaient conjointement moins de 3 % du stock des actions cotées en 1950 et près de 40 % à la fin des années 1990. Les fonds de pension américains gèrent aujourd’hui plus de 10 000 milliards de dollars, dont la moitié en actions, soit trois fois la capitalisation boursière de Paris.

Tout pour l’actionnaire
Selon la théorie, la Bourse finance les entreprises. Le balancier s’est inversé. Désormais, les sociétés distribuent plus d’argent à leurs actionnaires qu’elles ne lèvent d’argent sur le marché financier. La part des dividendes dans le revenu national est passée en France de 2,3 % en 1969 à 7,9 % en 2003 (Insee).

Les nouveaux maîtres de la finance
Ce sera un des coups financiers de l’année. Il y a deux semaines, Ford a cédé Hertz, numéro un mondial de la location de voitures, dans une transaction de 15 milliards de dollars. Les nouveaux propriétaires : trois sociétés de capital investissement, dont la plus illustre, Carlyle Group, a levé au cours des derniers mois plus de 10 milliards de dollars. Créé en 1987 dans les salons du palace new-yorkais du même nom, Carlyle est l’emblème de ces nouveaux géants de la finance. Il mêle à la fois des financiers et d’anciens hommes politiques, comme l’ancien secrétaire d’État James Baker. La puissance de ces fonds inquiète. Le président du Parti social-démocrate allemand les accuse d’être prêts à tout ravager sur leur passage, comme des « nuées de sauterelles ». Grâce à l’argent collecté auprès de banques, de compagnies d’assurances, ou de riches particuliers attirés par la perspective d’un retour sur investissement de 20 %, ils achètent les perles du capitalisme en utilisant la technique du levier financier : un versement en cash limité et un recours massif à la dette. À charge ensuite à la société rachetée de générer très vite du cash pour rembourser. Aujourd’hui, ces fonds réalisent une opération de fusion et acquisition sur deux. En France, ils sont au capital d’entreprises qui pèsent 8,5 % du PIB.

L’ère des PDG millionnaires
Les actionnaires de Vinci sont à la fête et son PDG au paradis. Le leader du BTP mondial affiche la meilleure performance du CAC 40. Sous son règne, le cours de l’action a été multiplié par onze depuis 1996 et Antoine Zacharias (66 ans) a fait fortune. Le PDG de Vinci, inconnu du grand public, est pourtant l’un des patrons les mieux payés de France. L’an dernier, il a reçu 3,4 millions d’euros de salaires, sans compter les dividendes et les stock-options. Antoine Zacharias a follement enrichi ses actionnaires. En retour, son conseil d’administration lui a fait un pont d’or. Le patron de Vinci a même décidé, l’an dernier, que sa rémunération serait à l’avenir totalement indexée sur les performances de son entreprise. Tout un symbole. Sa plus-value potentielle sur les stock-options qu’on lui a généreusement distribuées s’élève à 100 millions d’euros. Une somme qu’il juge légitime : sous sa houlette, son groupe a détrôné Bouygues, il est devenu le numéro un des parkings en France. Il gère déjà Cofiroute, et s’il réussit à faire main basse sur les Autoroutes du sud de la France, lors de la privatisation, il exploitera 20 % des autoroutes. Et puis Zacharias, qui a inculqué la culture du profit à ses troupes, les fait aussi participer au festin : les salariés sont les premiers actionnaires avec 10 % du capital. Le patron de Vinci a lié leur destin à celui de la Bourse.

Salariés contre actionnaires
« Tout pour l’actionnaire : y en a marre ! » Tel aurait pu être le slogan de la grève courte, mais symbolique, des salariés de Terreal, début septembre. Cette PME française de tuiles en terre cuite, cédée en octobre 2003 par Saint-Gobain pour 400 millions d’euros aux fonds d’investissement Carlyle et Eurazeo, a été revendue en août dernier au fonds LBO France pour 860 millions d’euros. Les heureux actionnaires financiers ont ainsi réalisé… 460 millions d’euros de plus-value, en moins de deux ans, sur une entreprise qui n’affiche que 371 millions de chiffre d’affaires et 17 millions de résultat net en 2004 !
Seuls une dizaine de hauts managers de Terreal, qui détenaient une partie du capital, ont participé au festin. Mais rien pour les quelque 2 300 autres employés, répartis sur 22 sites de production… Du coup, les négociations salariales de rentrée se sont faites à coup de blocus d’usines, jusqu’à ce que l’intersyndicale arrache à la direction une augmentation supplémentaire de 1 % sur les salaires et 100 euros de mieux sur la prime exceptionnelle. Soit 3 à 4 millions d’euros de concessions. Tirant la leçon de ce conflit symbolique, LBO France songe à présent négocier un intéressement plus large des salariés au sort de Terreal.

Les nouveaux scandales boursiers
Au départ, il y a une compagnie régionale de distribution de gaz, fondée par un garçon d’origine modeste devenu riche et célèbre à force de travail, incarnation du rêve américain et chouchou de Wall Street. Une entreprise, nommée cinq années de suite société la plus innovante par le magazine « Fortune ». À l’arrivée, à l’automne 2001, un géant de l’énergie, nommé Enron, qui implose, réduisant en fumée 60 milliards de dollars. Des montages inouïs : le groupe avait même créé une fausse salle de courtage d’électricité pour impressionner les analystes. Son PDG, Kenneth Lay, et 26 dirigeants ont provoqué la perte d’emploi et la ruine de 20 000 salariés, virés sans indemnités faute de trésorerie, après avoir été convaincus par leurs dirigeants d’investir leurs économies dans le plan d’épargne-retraite maison. Le capitalisme total est-il devenu un pousse-au-crime ? Faute d’atteindre les sacro-saints retours sur investissement imposés par les marchés, certaines entreprises sont tentées de les « fabriquer »… Après Enron, Tyco ou World Com aux États-Unis, l’affaire Parmalat a secoué l’Europe. Administrateurs « légers », analystes financiers sous influence, auditeurs complices, conseillers stratégiques aveugles et banquiers en conflits d’intérêts… les verrous sont inopérants et les lois insuffisantes.

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Le capitalisme est-il menacé ?

À l’heure où plus personne ne conteste l’économie de marché, quatre grands spécialistes réunis par « L’Express » confrontent leurs inquiétudes et leurs propositions.

Se souvient-on de cette époque lointaine où les ennemis du capitalisme prédisaient avec confiance sa disparition inéluctable ? Après l’effondrement politique, économique et moral du système socialiste, plus personne, à gauche, ne s’engage désormais à sortir de l’économie de marché – même Attac ne propose que de la « contrôler ».

Aujourd’hui, ce sont paradoxalement les défenseurs du capitalisme et ses meilleurs connaisseurs qui se révèlent les plus critiques sur son évolution, au point de s’inquiéter très sérieusement pour son avenir.

L’on se rappelle le cri d’alarme – « le capitalisme perd la tête » – lancé il y a quelques années par Joseph Stiglitz, ex-conseiller de Bill Clinton et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, ainsi que la dénonciation de la « chienlit laisser-fairiste » du Prix Nobel d’économie Maurice Allais. En quelques mois, quatre spécialistes français alimentent cette inquiétude dans des ouvrages aux titres très explicites :

  • Jean-Luc Gréau, ancien expert du Medef (« L’Avenir du capitalisme », Gallimard),
  • Patrick Artus, directeur des études économiques à la Caisse des dépôts et professeur à Polytechnique (« Le capitalisme est en train de s’autodétruire », La Découverte),
  • Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit lyonnais (« Le Capitalisme total », Seuil),
  • Elie Cohen (« Le Nouvel Âge du capitalisme », Fayard).

« L’Express » a réuni ces quatre grands experts pour constater leur accord sur le diagnostic – le capitalisme file vraiment un mauvais coton – et leurs divergences, guère rassurantes, sur les solutions possibles.

Le capitalisme va donc si mal, au point de s’autodétruire ?

Patrick Artus : Si l’on est d’accord pour dire que l’efficacité d’un système économique est sa capacité d’allouer les ressources rares aux bons endroits et aux bons moments, l’évolution actuelle du capitalisme est inquiétante. La conjonction d’une exigence de rentabilité élevée de l’épargne et de la gestion de celle-ci par des professionnels en concurrence amène à privilégier les projets de court terme au détriment des projets de développement et de recherche. Si l’épargnant veut 20 % de rentabilité du capital, on va finir par arrêter les projets nécessaires à la croissance de long terme.

Jean Peyrelevade : Je suis d’accord sur les symptômes à condition de préciser qu’il s’agit non d’un accident, mais d’une évolution majeure dans la structure du capitalisme mondial. D’abord, dans la lutte entre le capital et le salariat, le capital a gagné et impose ses normes à des salariés faibles, mal défendus par des syndicats sans réel pouvoir. S’ajoute à cela une dissociation dans la sphère même du capital. Longtemps, le capitaliste était à la fois entrepreneur et propriétaire : c’est le désir d’entreprendre qui était à l’origine de l’accumulation et de l’exploitation décrites par Marx. Aujourd’hui, les propriétaires-actionnaires sont animés par un désir d’enrichissement dissocié de l’esprit d’entreprise. Le capitaliste actuel est anonyme. Les détenteurs du capital, distincts des chefs d’entreprise, sont les 300 millions d’actionnaires qu’il y a sur la planète. Depuis 1947, la part des dividendes dans le revenu national, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France, a quadruplé : la rémunération des actions augmente à peu près deux fois plus vite que le taux de croissance. Enfin, l’instrument même de l’investissement à long terme – l’action – est devenu le support très liquide de spéculations à très court terme de la sphère financière.

Jean-Luc Gréau : Un fossé s’est creusé entre les dirigeants d’entreprise et les actionnaires. Alors que les salariés voient encore dans l’entreprise leur « outil de production », les actionnaires la considèrent comme leur « outil de rendement ». D’où le phénomène nouveau des rachats d’actions, qui s’explique à la fois par la crainte des OPA et par le souci d’augmenter la valeur des actions.

En 2004, ces rachats sur le marché de New York ont atteint 269 milliards de dollars, soit plus de 2 % du PIB américain. Il s’agit là d’un subventionnement contre nature des fonds de placement par les entreprises. Ainsi, les compagnies pétrolières ont réalisé, l’année dernière, des rachats d’actions pour des montants équivalant à l’ensemble de leurs dépenses d’exploration. Une partie de l’actuelle pénurie d’hydrocarbures provient de ce que ces entreprises, pressées par leurs actionnaires, n’ont pas fait l’usage le plus efficace de leurs moyens.

Elie Cohen : Comment un système capitaliste qui vit une crise majeure tous les dix-huit mois non seulement rebondit-il chaque fois, mais autorise-t-il une accélération constante de la croissance mondiale ? Telle est la question que j’ai voulu traiter.

Trois éléments permettent d’expliquer la résilience du système. La qualité des politiques macroéconomiques, qui évitent l’approfondissement des crises. Le développement d’une industrie financière puissante, qui agit comme courroie de transmission des politiques et comme machine à redistribuer les risques. Et, enfin, la financiarisation des stratégies industrielles, qui pousse à l’amélioration constante des performances. La finance de marché représente donc à la fois un réducteur du risque et un amplificateur à travers la spéculation. Le résultat, toutefois, c’est que depuis dix ans les grandes crises ont été absorbées sans dommage pour l’économie, même si les déséquilibres persistent et s’aggravent.

Ce chef d’entreprise que vous présentez comme la grande victime de l’actionnaire anonyme, avide de rentabilité, a fini par accepter sa défaite moyennant partage des dividendes…

Jean Peyrelevade : Ce n’est pas une défaite, mais un changement de position. Avant, le manager était un salarié très bien payé (jusqu’à 40 fois le salaire le plus bas), chargé de la pérennité de l’entreprise et de la gestion de l’équilibre entre le capital et le travail. Aujourd’hui, avec un rapport de 1 à 400, il n’est plus payé du tout comme un salarié. Une nouvelle catégorie sociale a ainsi été fabriquée, rémunérée avec des stock-options, c’est-à-dire encore mieux que les actionnaires, puisque exonérée du risque de moins-value !

Le manager n’est plus que le servant zélé de l’actionnaire sur lequel ses intérêts sont alignés.

Elie Cohen : Mais c’est parce que trop d’entreprises américaines, dans les années 1970, devenaient sous-performantes qu’elles furent dépecées par les raiders! Beaucoup de patrons se sont simplement dit qu’ils pouvaient faire eux-mêmes le travail de restructuration et de recentrage. Telle est la source de l’alignement de l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires au travers des stock-options. Le problème est qu’ils se sont mis à n’écouter que leur propre intérêt en créant un gonflement artificiel de la valeur de leurs actions. Aujourd’hui, d’autres techniques d’alignement des intérêts sont recherchées.

Patrick Artus : En tout cas, si vous signalez aux intermédiaires financiers américains qu’ils font des choses absolument stupides en ne considérant que la valeur instantanée des actifs au détriment du long terme, ils ne comprennent même pas ce que vous leur dites ! La finance américaine rejette totalement ce genre de message.

Elie Cohen : Rappelons que c’est le développement des outils de retraite, rendu nécessaire par le vieillissement de la population, qui a permis l’émergence de cette formidable industrie financière et des fameux fonds de pension. Et l’absence de tels fonds en France a conduit à ce que les deux tiers des actions issues des privatisations massives de ces vingt dernières années soient cédées à des fonds de pension étrangers ! Drôle de schizophrénie que celle de nos gouvernements de gauche et de droite, qui ont démantelé les institutions d’un capitalisme autochtone pour favoriser un capitalisme de marché financier aux mains d’investisseurs anglo-saxons ! Et ce sont les mêmes qui parlent de patriotisme économique !

Patrick Artus : Le paradoxe incroyable est que malgré l’objectif initial, à savoir canaliser l’épargne vers des placements à rentabilité maximale afin d’assurer les retraites futures, on aboutit souvent à des investissements à rentabilité à peu près nulle. L’argent des retraités de demain va de fait dans les actifs les moins efficaces pour préparer l’avenir, l’immobilier et les déficits publics, et de moins en moins dans le financement des entreprises. Même les fonds d’investissement (private equity), dont 90 % de l’argent était consacré à la création d’entreprise avec des durées de détention pouvant s’étendre sur des dizaines d’années, ont tourné casaque : l’année dernière, 85 % de leurs fonds sont allés vers des LBO, autrement dit des rachats avec des durées de détention extrêmement courtes.

Jean Peyrelevade : Oui, c’est la contradiction même du marché financier actuel : on finance des retraites avec des actionnaires qui détiennent leurs actions pendant une durée moyenne de sept mois !

Le grand public a été frappé par les scandales récents tels que les affaires Enron ou WoridCom, mettant en scène des patrons fraudeurs et truqueurs de bilans. Ne constituent-ils pas un démenti de l’utilitarisme libéral qui pose que l’intérêt cynique des acteurs économiques fait le bien de tous ?

Jean Peyrelevade : Comme tout système, le capitalisme a ses escrocs, d’ailleurs beaucoup plus rares qu’on ne le dit. La régulation est là pour assurer que le lien entre le capital, qui commande, et le chef d’entreprise, qui obéit, soit un lien pur, dans lequel il ne puisse pas y avoir de tromperie.

Jean-Luc Gréau : Je préfère parler de tentation plutôt que d’escroquerie. Lorsque vous êtes dirigeant et que vous possédez de gros paquets d’actions de votre entreprise, vous ne pouvez qu’être tenté d’embellir ses comptes. Nous retrouvons là la pression financière qui peut encourager la dissimulation. Le souci du législateur est justement de rendre transparente la relation du capital et de l’entreprise, parce que l’entreprise a été dépouillée de l’autorité morale au profit du capital.

Elie Cohen : Dans les affaires Enron et WorldCom, s’est opéré un savant glissement de l’innovation financière à la délinquance financière. Toutefois, s’il y a eu défaillance de la SEC, le gendarme de la Bourse aux Etats-Unis, les contre-pouvoirs se sont montrés efficaces : au cours des trois dernières années, tout Wall Street a été traîné chez un petit attorney de New York et a dû rendre des comptes.

Jean Peyrelevade : Parce que ceux qui étaient concernés étaient malhonnêtes, qu’ils ne respectaient pas les règles d’un enrichissement honnête.

Elie Cohen : Et non, comme vous le dites, parce que les gestionnaires de fonds imposent finalement leur morale ! Dans un système qui accumule les défaillances, on a été capable, au cœur de l’été 2002, de produire une loi, d’arrêter des patrons délinquants et de poursuivre des analystes et des banquiers dissimulateurs. Il y a donc bien une série de contre-pouvoirs qui fonctionnent !

Jean Peyrelevade : Mais cette régulation n’est faite que pour que la machine fonctionne parfaitement, à l’intérieur de son propre système de valeurs. Or tous les hommes politiques, en particulier en France, croient, lorsque l’on parle de régulation des marchés financiers, qu’il s ‘agit de se doter d’instruments faisant prévaloir l’intérêt général au sens large sur celui des actionnaires.

Alors que la plupart des hommes politiques n’ont plus qu’un mot à la bouche – « adaptation » – vous estimez tous, au contraire, qu’il faut réagir vite et changer quelques règles suicidaires.

Patrick Artus : Toutes les nouvelles règles comptables conduisent, de façon aberrante, à ne juger les comptes que sur le court terme. Je crois pour ma part que l’on pourrait avoir un autre cadre réglementaire et comptable qui change de rythme. On comprend aisément que les Sicav aient besoin d’être évaluées au jour le jour, mais cela n’est pas indispensable pour une société industrielle. Pourquoi publier les résultats trimestriels d’une firme pharmaceutique ? Certaines entreprises, d’ailleurs, s’y refusent, comme Porsche, et, que je sache, ne s’en portent pas plus mal.

Jean Peyrelevade : C’est une première piste. On pourrait également favoriser, par des dispositions réglementaires et éventuellement fiscales, un allongement de la durée de détention des actions pour l’harmoniser avec l’horizon de développement des entreprises. Mais, pour cela, il faudrait que les hommes politiques soient conscients des enjeux et prêts à se confronter avec l’industrie financière, dont la capacité de lobbying est considérable. Il faut ensuite supprimer les stock-options et les distributions d’actions gratuites pour déconnecter la rémunération des patrons et des cadres supérieurs de tout élément boursier. Quitte à les intéresser au résultat de l’entreprise, car il s’agit alors d’une référence au réel et non à son reflet boursier.

Jean-Luc Gréau : Cela suffira-t-il à changer l’esprit dans lequel fonctionne le système ? Je n’en suis pas sûr, car je pense que les mœurs économiques et financières du monde anglo-saxon ont gagné la partie. Je suggère d’aller plus loin en créant, au niveau européen, des fonds de placement destinés à la détention durable du capital des entreprises par un mécanisme contractuel entre ces fonds et les entreprises. Je suis frappé par le fait que, dans le monde de l’entreprise, la notion de contrat est partout : avec les fournisseurs, les clients, les banquiers, les salariés, mais elle n’existe pas avec les grands actionnaires.

Elie Cohen : Il est vrai que l’on importe avec retard, et souvent approximativement, les principaux outils forgés aux Etats-Unis. Cela favorise, de fait, l’émergence d’un capitalisme global, et c’est désormais à l’intérieur de celui-ci qu’il faut penser, parce que les modèles nationaux sont morts. Il pourrait, certes, y avoir une adaptation européenne de ce capitalisme, mais on n’a malheureusement pas saisi l’occasion des crises majeures récentes pour le faire…

Jean-Luc Gréau : Parce que l’intelligence européenne est au point mort et parce qu’elle refuse d’imaginer quelque chose d’autre que ce qui vient de Londres et de New York.

Jean Peyrelevade : Je vous rejoins dans le pessimisme, mais je suis plus radical dans l’explication : une fois de plus, c’est la puissance dominante qui impose son modèle. Et il ne faut pas oublier que la moitié des 300 millions d’actionnaires de la planète (5 % de la population du globe) sont américains. Le capital mondial est détenu à 50 % par les Américains et la sphère financière n’a jamais rien fait d’autre que propager le modèle américain.

Patrick Artus : Le problème est qu’il n’est pas évident que ce modèle fonctionne encore dans l’intérêt des Etats-Unis… Pour résumer, la question est de savoir s’il nous reste une marge de liberté en Europe pour adopter sur certains points une logique différente de celle du monde anglo-saxon ou s’il faut attendre que la transformation vienne du monde anglo-saxon lui-même quand celui-ci réalisera qu’il vaut mieux changer…

Propos recueillis par Sabine Delanglade et Eric Conan
« L’Express », 20/10/2005

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